Suivra un très long plan fixe visuellement splendide où l’on voit un détenu contraint de brûler des milliers de lettres de ses pairs faussement accusés par le régime. L’une d’elles, un mot écrit avec du sang, arrive pourtant sur le bureau de Kornev, un jeune procureur récemment nommé, bolchevik convaincu mais épris de droit. Pour rencontrer son auteur, Kornev va plonger dans les arcanes d’un régime totalitaire. Dès son arrivée à la prison, le directeur cherche à le dissuader de poursuivre sa démarche, mais son insistance, qui finit par le rendre suspect, lui permet cependant d’obtenir de rester seul avec le détenu pour un improbable échange où il découvre une victime semblable à toutes celles dont les aveux ont été extorqués par le NKVD. Il va alors s’enliser dans un dédale de couloirs et de portes, de visages et d’uniformes, dans un univers kafkaïen absurde et parfois cocasse qui distille une peur diffuse.
La mise en scène distanciée et l’esthétique documentaire du réalisateur en soulignent l’effet : tournage dans une prison impériale récemment fermée, costumes cousus dans des tissus d’époque, caméra immobile, format carré, plans fixes, éclairages violents. Les décors et les cadrages sont impeccables, tandis qu’un silence pesant prévaut sur des dialogues où les mots pervertis ont perdu leur sens. Enfin, les couleurs vives sont bannies au profit de toutes les nuances du sombre parfois rehaussé de rouge sang. Idéaliste lui aussi, le détenu envoie le jeune procureur à Moscou où il ne disposera que de quelques minutes pour énumérer calmement les obstacles rencontrés dans son enquête, devant un procureur général impassible qui lui donne contre toute attente un sauf-conduit pour la terminer ! Dans le train du retour, un moment de détente trompeur achèvera de le désorienter. Ce film austère, à l’ironie glaçante, éclaire la dérive du droit dans un régime autoritaire dont aucune société n’est à l’abri. Il pose aussi la question du prix de la résistance : Kornev n’est-il pas un martyr au sens premier du terme ?
Deux procureurs, Sergueï Loznitsa, 2025, 117 min, sortie le 5 novembre
