Naissance en quadriphonie

La venue de la bonne nouvelle est narrée de façon différente dans chaque évangile. Décryptage des intentions des auteurs.

Le biographe doit raconter la naissance de son personnage. Sa famille et son enfance. Quand, comment et où il grandit. Ce qui le façonne et le conduit vers son avenir glorieux. Le biographe le doit, pas l’évangéliste. Lui n’a pas ce souci des précisions chronologiques ni cet intérêt pour les contextes socio-familiaux. Il ne cherche pas à informer ni à reconstituer la vie d’un homme en juxtaposant des faits. Ce n’est pas l’admiration d’un héros qu’il propose à ses lecteurs. Il écrit « pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le fils de Dieu, et pour que, en croyant, vous ayez la vie en son nom » (Jean 20.31). Son projet est de signifier l’événement qui a renversé son existence, d’en dire la puissance libératrice afin que ses contemporains en reçoivent pour eux-mêmes le bénéfice. On comprend alors que la présentation et le contenu de chaque évangile diffèrent selon l’auditoire visé. Marc ne raconte pas comme Jean, ni Luc comme Matthieu. Leur langage varie, pas leur conviction : pour chacun d’eux, Jésus-Christ est le nom de cet événement renversant. Et la venue au monde de cette bonne nouvelle – contrairement aux conditions de la naissance physique de Jésus – a retenu leur attention. Quelle est la source d’un événement libérateur ? Comment débute un renversement ? Quels mots pour raconter sa puissance ? Quelles images pour la dire à nos contemporains ? En réponse, chaque évangéliste a retenu un élément spécifique et essentiel à toute naissance – c’est ainsi qu’ils nous font entendre la naissance de Jésus en quadriphonie.

 

© Lucille

 

 

 

Marc : le premier cri

 

Marc, l’inventeur du genre de l’évangile, a dû décider, lui le premier, comment raconter la signification universelle de la vie et de la mort de Jésus. Pour raconter ce qu’il a nommé la bonne nouvelle, il fait des choix si audacieux que ni Matthieu, ni Luc, ni Jean ne le suivront. Sa créativité le dispense notamment d’un récit de naissance de Jésus. Parler de cette naissance-là ne lui est pas nécessaire pour dire le cœur de sa foi. Le mot naissance (γε?νεσις en grec, littéralement « genèse ») ne fait d’ailleurs pas partie de son vocabulaire. Marc ne s’intéresse pas à la naissance de Jésus, mais au commencement (α?ρχη?) de l’événement qu’est pour lui le Christ : « Commencement de l’Évangile de Jésus Christ » (1.1).

 

 

 

Sans aucune forme d’introduction à son récit, Marc proclame brutalement l’événement d’un commencement, qui entraîne une immédiate mise en mouvement, une succession de rencontres, de paroles, de gestes, de guérisons et de paix. Commencement – ébranlement – ouvrant devant nous le chemin d’un changement. Promesse nous en est aussitôt faite par la voix du prophète venue d’aussi loin qu’un premier cri : « Voici, j’envoie mon messager devant ta face, lui préparera ton chemin » (1.2).

 

 

 

Que commence en toi l’Évangile de Jésus-Christ ! Voilà le premier cri que Marc fait entendre à son auditoire. Non pas le cri d’un enfant venant au monde, mais celui d’une existence s’ouvrant à la nouveauté. Pas de naissance, mais le choc d’un commencement promis, sans cesse, à nouveau. Un commencement que les derniers versets de l’évangile (16.8) ne peuvent pas même interrompre. Sans conclusion, l’évangile de Marc, du début jusqu’à la fin, se présente comme un récit de commencement. Mais qu’est-ce que naître véritablement si ce n’est commencer toutes choses nouvelles avec Christ ?

 

 

 

Matthieu : le faire-part de naissance

 

Le commencement de Marc trouve son déploiement narratif dans le récit qu’en fait Matthieu au début de son évangile. Lui s’intéresse à la genèse (γε?νεσις) du Christ et l’annonce aussitôt : « Livre de la genèse de Jésus Christ fils de David, fils d’Abraham » (1.1).

 

 

 

S’ouvre alors une généalogie qui semble à première vue en parfaite continuité avec la tradition héritée du judaïsme ancien, puisqu’on retrouve une liste des générations menant tout droit d’Abraham à Jésus, ancrée dans l’histoire religieuse et nationale d’Israël. Matthieu affirme ainsi que Jésus est bien le Messie annoncé par les prophètes (la reconnaissance du titre messianique par son peuple est d’ailleurs un enjeu majeur de son évangile). La généalogie dit aussi la continuité et la solidarité avec l’histoire familiale, mais Matthieu sort des sentiers battus et bouscule la forme habituelle de la notice généalogique (en insérant par exemple des noms de femmes scandaleuses : Thamar l’intrigante, Rahab la prostituée ou Bethsabée la femme volée). L’enfant à naître est solidaire de cette réalité humaine, mais il est aussi l’élu de Dieu : « Marie, de laquelle a été engendré Jésus qu’on appelle Christ » (1.16).

 

 

 

La naissance de Jésus est donc entièrement à l’initiative d’un autre dont la voix passive révèle l’identité : Dieu. Cet enfant est le choix de Dieu, le fruit de son intervention gracieuse dans notre histoire. Le faire-part de naissance de Jésus rappelle au lecteur du premier évangile qu’au cœur des déterminismes les plus forts, Dieu inscrit sa liberté.

 

 

 

Luc : l’album de famille

 

Historien (au sens antique et de bien des romanciers modernes du terme), Luc fait seul le choix d’ouvrir son récit par une longue épopée familiale racontant les circonstances des naissances successives de Jean Baptiste et de Jésus. L’habile construction littéraire fournit un ordre chronologique clair à l’auditoire : les références à Hérode le Grand (1.5), Quirinius (2.2), Tibère, Ponce Pilate, Hérode, Philippe, Anne et Caïphe (3.1-2) suggèrent la portée universelle de chacun des épisodes tout en signifiant la chronologie absolue – Gabriel, l’ange de Dieu, annonce la grossesse miraculeuse d’Élisabeth au prêtre Zacharie « aux jours où Hérode régnait en Judée » (1.5). À l’enfance de Jean Baptiste, entièrement subordonnée à l’annonce de la venue prochaine du Sauveur (1.5-80), succède celle de Jésus à laquelle le recensement de toute la terre confère une portée mondiale (2.1-52). Ainsi disposée dans l’album de famille, la figure de Jésus apparaît à la fois dans le contraste et la continuité discontinue d’une ultime voix de la prophétie en Israël et de son accomplissement universel : « La loi et les prophètes jusqu’à Jean. Depuis lors, le royaume de Dieu est annoncé et quiconque y entre est violenté » (16.16).

 

Luc écrit en deux volumes l’histoire de la venue au monde de la parole de salut – son récit inaugural des deux naissances lui sert à en proclamer la radicale nouveauté sans rien perdre du patrimoine religieux et politique hérité.

 

 

 

Jean : la célébration d’une venue au monde

 

Le poème d’ouverture du quatrième évangile offre une nouvelle compréhension de l’événement de la venue de Dieu parmi les hommes dans la personne du Christ. Il n’y est pas question de naissance, mais de l’envoi de Jésus comme le Fils unique du Père, incarnation de la parole créatrice de Dieu. Et que brille la lumière véritable (1.5) sur tout Homme (1.9) et que retentisse aujourd’hui le témoignage de sa venue (1.15) afin que nous recevions grâce sur grâce (1.16) ! Ainsi le poème célèbre la personne de Jésus dans son intimité avec le Père – lui seul en a manifesté au monde la gloire. « Personne n’a jamais vu Dieu, Dieu unique engendré qui est vers le sein du Père,/celui-ci l’interpréta » (1.18).

 

 

 

Jean ne s’intéresse qu’à la véritable naissance, la nôtre. Il l’explique au cours d’un entretien nocturne entre Jésus et Nicodème (3.1-21). Là, nous comprenons que naître consiste en un chemin menant droit au Royaume de Dieu – l’expérience est à l’initiative de Dieu seul, aucune réalité humaine n’accède par elle-même à la vie en plénitude. Insaisissable et miraculeuse naissance, synonyme selon Jean de vie donnée et reçue. Sa voix, la quatrième, ne nous parle naissance que pour préparer en nous l’accueil de Celui qui vient.

 

 

 

 

 

#Actualité #Dossiers #Fragilité #Humanité #Jésus #Noël #Nouveau-né #Spiritualité

Nos titres

Échanges
Ensemble
N°699 - novembre 2025
Le Cep
Le nouveau messager
N°446 - juin 2020
Le Protestant de l'Ouest
N°740 - novembre 2025
Le Ralliement
N°349 - novembre 2025
Liens protestants
N°209 - novembre 2025
Paroles protestantes Est-Montbéliard
N°500 - novembre 2025
Paroles protestantes Paris
Réveil

Pour aller plus loin

Violence dans l’église : Nommer, comprendre, éclairer, un état des lieux nécessaire
Violences sexuelles et sexistes : où en sont les protestants ?
Violence dans l’église : Nommer, comprendre, éclairer, un état des lieux nécessaire
Depuis quelques années, plusieurs affaires douloureuses ont secoué le protestantisme français et mis en lumière la difficulté de nos Églises à affronter la réalité des violences sexuelles et sexistes. Dans la continuité des rapports qui ont marqué la société et nos propres institutions, il est devenu indispensable de poser un regard lucide et pédagogique.
Écouter et réparer : La commission reconnaissance et réparation
Violences sexuelles et sexistes : où en sont les protestants ?
Écouter et réparer : La commission reconnaissance et réparation
La Commission Reconnaissance et Réparation (CRR) a été fondée en novembre 2021 à l’initiative de la Conférence des religieux et religieuses de France (Corref) de l’Église catholique. Son rôle est de reconnaître, en toute indépendance, les violences sexuelles commises par des religieux et de proposer des formes de réparation pour les victimes. Elle est présidée par Antoine Garapon, magistrat honoraire et ancien juge des enfants.
Édith Tartar-Goddet : Prévenir les abus, un travail de fond pour l’Église
Violences sexuelles et sexistes : où en sont les protestants ?
Édith Tartar-Goddet : Prévenir les abus, un travail de fond pour l’Église
Édith Tartar-Goddet a publié en 2020 un ouvrage sur la toute-puissance humaine et les abus de pouvoir dans les Églises. Elle attire l’attention sur la banalisation de certaines violences. Pour les victimes, c’est alors la double peine : à la souffrance succèdent l’indifférence et l’isolement.
Deux ans d’existence de la cellule VSS des EEUDF : l’heure du bilan
Violences sexuelles et sexistes : où en sont les protestants ?
Deux ans d’existence de la cellule VSS des EEUDF : l’heure du bilan
En octobre 2022, le conseil d’administration des Éclaireuses et Éclaireurs Unionistes de France (EEUdF) a adopté un texte concernant les violences sexistes et sexuelles (VSS). Par ce texte, l’association s’engage notamment à agir concrètement pour éduquer à des relations humaines harmonieuses et à l’égalité des genres, et pour lutter contre les VSS.
EPUdF : des outils pour lutter contre les violences
Violences sexuelles et sexistes : où en sont les protestants ?
EPUdF : des outils pour lutter contre les violences
Depuis quelques années l’Église protestante unie de France travaille la question des violences en Église.
Animal, on est mal
Dossiers
Animal, on est mal
Le droit français ne reconnaît les animaux comme « des êtres vivants doués de sensibilité » que depuis un an. Cela ne suffira pas pour que leur soient épargnées les souffrances, d’autant plus intolérables qu’elles sont évitables, infligées par l’élevage intensif, les conditions d’abattage et la recherche scientifique…
L’espérance malgré tout
Haïti, la rançon de l'indépendance
L’espérance malgré tout
Quand on regarde le niveau de misère auquel le peuple haïtien est soumis depuis des décennies, on comprend difficilement qu’en Haïti le taux de suicide ne soit pas de loin plus élevé que celui des autres pays des Caraïbes. C’est pourtant dans ce contexte qu’on trouve des hommes et des femmes de foi qui décident de continuer d’oeuvrer malgré la mauvaise foi de ceux qui installent, nourrissent et maintiennent la destruction de la vie en Haïti.
Agir pour tous les enfants
Haïti, la rançon de l'indépendance
Agir pour tous les enfants
Depuis 1986, la Fédération des écoles protestantes d’Haïti (FEPH) s’est fixé pour objectif de garantir une éducation de qualité accessible à tous les enfants. Alors que les gangs armés n’hésitent pas à enrôler des enfants, elle est plus que jamais indispensable à la jeunesse haïtienne.
Le prix de l’indépendance
Dossiers
Le prix de l’indépendance
200 ans après l’indépendance, le remboursement de la dette d’Haïti à la France est toujours au centre des discussions. Mais de quoi s’agit-il vraiment ?