
« Thomas n’était pas avec eux lorsque Jésus vint. Les autres disciples lui dirent : Nous avons vu le Seigneur. Il leur répondit : Si je ne vois pas dans ses mains la trace des clous, si je n’enfonce pas mon doigt à la place des clous et si je n’enfonce pas ma main dans son côté, je ne croirai pas. Huit jours plus tard, les disciples étaient réunis à la maison et Thomas était avec eux. Jésus vint, toutes portes verrouillées, il se tint au milieu d’eux et leur dit : La paix soit avec vous. Ensuite il dit à Thomas : Avance ton doigt ici et regarde mes mains ; avance ta main et enfonce-la dans mon côté, cesse d’être incrédule et deviens un homme de foi. Thomas lui répondit : Mon Seigneur et mon Dieu. Jésus lui dit : Parce que tu m’as vu, tu as cru ; bienheureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru. »
Avec le récit des disciples d’Emmaüs, celui du doute de Thomas est l’un des épisodes les plus connus des apparitions de Jésus. Paradoxalement, Thomas est devenu le prototype du rationaliste qui ne croit en rien d’autre que ce qu’il voit, alors que le récit de Jean est destiné à conduire le lecteur vers la foi en Christ ressuscité.
Une image savamment construite
Tout, dans la composition du tableau, est fait pour attirer le regard vers le doigt de Thomas s’enfonçant dans le côté de Jésus. Il y a d’abord la dimension compacte de la toile qui n’invite pas à la dispersion. Il y a ensuite la composition massive du groupe de quatre hommes, leurs têtes se rejoignant pour former le sommet d’une pyramide s’élargissant vers le bas. La lumière, venant d’en haut à gauche, éclabousse le vêtement blanc du Ressuscité et une partie de son buste, le crâne chauve de l’un des disciples ainsi que le front et la main de Thomas. Elle fait éclater le rouge du vêtement d’un autre, devient plus nuancée, mais toujours aussi chaude en accrochant la manche de Thomas. Par contre, elle disparaît dans le reste du tableau, laissant se dissoudre dans la pénombre des parties du corps, noyant dans les ténèbres l’environnement de la scène, pour ne retenir que l’essentiel : le regard des quatre convergeant vers le doigt de Thomas dans la blessure du côté de Jésus.
Le Ressuscité, à demi drapé dans un tissu blanc, allusion au caractère spirituel de l’apparition, occupe la moitié de la pyramide des autres personnages, sans les écraser. Le peintre montre ainsi sa prééminence et, en même temps, son intimité avec les trois, par le rapprochement des visages. Il n’est pas un fantôme, mais quelqu’un qu’ils connaissent bien. On retrouve, dans la perfection de la technique picturale, tout l’art de Caravage parvenu à son sommet. Il s’impose en maître du ténébrisme et tire un trait sur la peinture de la Renaissance qui attachait une grande importance à l’environnement. Il inaugure une ère nouvelle où le réalisme s’impose jusqu’à choquer les tenants de la tradition.
Ainsi, le modèle du personnage de Thomas semble pris dans la foule des miséreux de Rome : visage buriné, manche déchirée, main et doigt crasseux. Il n’est pas sans rappeler le premier tableau Matthieu et l’Ange de l’église Saint-Louis des Français à Rome, refusé parce que l’évangéliste, agenouillé sur un banc, projetait vers le spectateur, de manière peu conventionnelle, son large dos et ses pieds nus, maculés de boue.
Toucher et voir
Caravage a voulu illustrer cette phrase de Jésus : « Avance ton doigt ici et regarde mes mains ; avance ta main et enfonce-la dans mon côté. » Mais il le fait de telle manière que les verbes voir et toucher ont le même sens. Thomas touche avec les mains autant qu’avec les yeux, et il voit avec son doigt jusqu’à l’intime du Ressuscité. Quand on regarde le visage de l’apôtre, on est frappé par l’intensité de son regard, comme hypnotisé par la plaie béante, les plis du front accentuant sa sidération. Il ne se contente pas de regarder, mais il exprime le désir intense de comprendre.
Le fait qu’il ait besoin de toucher pour voir fait penser à l’aveugle dont le sens du toucher supplée à la vue. Dans ce moment d’approche du Ressuscité, ses yeux sont encore fermés à la signification de la vision à laquelle il est confronté. Le désir de comprendre ne vient de lui qu’en partie, puisque la main de Jésus tient fermement son poignet et l’invite à « toucher-pour-voir ». Avec son doigt pénétrant dans la plaie, il franchit le seuil entre l’incrédulité et la foi. Le franchissement de la peau déchirée de Jésus traduit en image ce que l’on ne voit pas et qui se joue à l’intérieur de l’âme de Thomas : le passage du doute à la foi. Seule, peut-être, la tension, que l’on lit sur son front, en exprime la force. C’est comme une sorte de déchirement de la conscience ; déchirement libérateur qui le fera s’exclamer dans un instant : « Mon Seigneur et mon Dieu. »
« Bienheureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru »
Il ne suffit pas de voir pour croire. Il faut encore le déclic qui conduit à la foi ; dans le tableau, c’est la main du Christ qui guide celle de l’apôtre ; pour le croyant, c’est l’intervention de l’Esprit dans l’âme. Croire, c’est l’acte de quelqu’un qui se décide après avoir examiné une hypothèse. Cependant, « croire n’exclut pas le doute mais il lui est consubstantiel » écrivait André Lévy. Nous croyons en Christ ressuscité sur la foi et le témoignage des apôtres. Ce n’est pas facile et Jésus le savait bien qui déclare à l’intention de ses disciples à venir : « Bienheureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru », c’est-à-dire ceux qui ont fait confiance, car foi et confiance sont un même mot, en latin, fides. Celui qui croit fait « le pari » de la foi, au sens pascalien du terme, parce que cela lui semble raisonnable et en cohérence avec ce qu’il sait de la vie et de l’enseignement de Jésus. À partir de là, la foi se mue, avec humilité, car rien n’est jamais acquis, en une intime conviction qui habite peu à peu celui qui place sa confiance en Christ.
Une foi agissante
Les apôtres ont eu accès à la vision de Jésus avec son « corps de gloire » (Philippiens 3.20), totalement dématérialisé, tout autre mais bien réel, d’une manière qui échappe à la raison. Il est significatif que Jésus leur soit apparu avec les traces corporelles de son humanité souffrante. C’est une manière de souligner le réalisme de son incarnation : Christ règne en Dieu pour toujours avec notre humanité qu’il a assumée. Il a voulu aussi que nous prenions au sérieux sa déclaration sur son assimilation aux plus démunis (Matthieu 25.31-46). C’est ce que rappelle avec conviction Frédéric Ozanam (1813-1853), professeur à la Sorbonne, qui a mis magnifiquement en pratique dans sa vie le précepte du Christ.
« Nous ne voyons Dieu que des yeux de la foi et notre foi est si faible ! Mais les hommes, mais les pauvres, nous les voyons des yeux de la chair ; ils sont là et nous pouvons mettre les doigts de la main dans leurs plaies et les traces de la couronne d’épine sont sur leur front. Ici, l’incrédulité n’a plus de place possible. »
