Nous allons ici tenter de penser entre deux limites du silence. La première est celle de notre peur du silence, compris comme peur du vide, celui des espaces éternels de Pascal, dont nous aurions besoin d’être protégés par des draperies sonores, comme s’il fallait tout le temps que nous fassions du bruit pour éloigner la mort, notre casque de musique et de tracas bien calé sur nos oreilles. La seconde serait à l’inverse celle d’un tel désir de silence que celui-ci serait entendu comme un pur repos dans le bruit du monde, avec ici le risque de ne voir dans le silence qu’une évasion hors du monde, une protection contre le monde.
Une pause, une respiration
Remarquons d’abord que le pur silence, un silence proprement sidéral, serait insupportable, qu’il nous rendrait fous. Même dans le silence de nos champs et de nos forêts, de nos océans et de nos montagnes, il y a toujours comme une rumeur, à chaque fois reconnaissable, et ces silences sont infiniment divers. Mais justement nous devons distinguer le silence comme bruit de fond, et le silence comme pause dans un bruit. Et chaque genre musical a sa manière propre de sortir du silence et d’y retourner, mais aussi sa manière propre de rythmer les pauses, les soupirs de sa respiration. Et nous avons besoin de faire silence pour écouter et entendre les autres, pour développer nos facultés d’écoute – mais même pour demander le silence, « chut », on fait encore un peu de bruit… Les monastères étaient peut-être d’abord organisés comme des installations pour écouter le monde et Dieu !
La philosophie et la théologie se sont parfois rencontrées dans une approche « apophatique », avouant le caractère ineffable, indicible mais non inaudible, du divin. Il y a d’ailleurs dans la parole comme un grain de silence, de chose encore non dite, qui l’anime, et la parole alors reste désir.
La vibration des ondes
De Pythagore à Bachelard (faisons un peu de philosophie !) il y a cette idée que tout est rythme, que l’univers est de nature vibratoire, comme un archipel d’ondes sur un océan de silence – ou bien comme un archipel de silences dans un océan de rumeurs, toujours déjà là et dont nous ne connaissons ni le début ni la fin… Chaque existence a sa vibration, sa longueur d’onde, son timbre de voix. Parfois il lui faut se retirer du bruit pour mieux persévérer dans l’existence, mais c’est pour mieux ensuite joindre sa voix aux autres, parmi les autres. Parfois, dans le désert du silence, la voix est comme une oasis ; parfois dans le tohu-bohu du monde on voudrait un jardin de silence, une clairière.
Mais il est bon de penser que Dieu n’est réductible ni à l’un ni à l’autre, lui qui se faufile non dans la tempête mais dans « une voix de fin silence ». On pensera d’ailleurs au silence angoissant de Dieu dans la nuit des jardins de Gethsémané et au cri d’abandon de Jésus. Mais aussi au silence apaisant et plein de présence de Jésus qui s’abandonne et remet son esprit à Dieu.
