Les mathématiques, la physique, la chimie, la biologie, les sciences en général fixent les règles du jeu. La statistique esquisse les tendances, calcule les probabilités, balise nos devenirs possibles. Le système qui régit notre univers se construit sur des théories et des hypothèses destinées à expliquer ce qui advient. Et nous sommes, sans cesse, submergés d’informations et de prévisions. Les spécialistes savent toujours ce qui va se produire – surtout après coup. Alors la peur s’installe : peur des technologies, de l’effondrement, peur de devenir obsolètes ou d’être avalés par le monde qui change.
Les débats demeurent : avons-nous créé ou découvert l’intelligence artificielle ? Et l’électricité ? Et le feu ? Et la roue ? Et l’eau chaude ? Questions à part, chaque époque connaît ses basculements. Il y a toujours la fin d’un monde. Et plus les sciences deviennent précises sur l’avenir, plus elles semblent nous enfermer dans un déterminisme subtil, une prison intérieure où tout deviendrait prévisible.
Christ nous rend libres
Pourtant, malgré ces prédictions et ces bouleversements, l’Évangile nous rassure : Christ nous rend libres. Formule parfois usée ou mal comprise : nous pensons spontanément aux lois et aux règles morales de l’Ancien Testament. Mais si le fondement de nos actions est l’amour, alors nul besoin d’un code. Augustin l’a dit avec audace : « Ama et fac quod vis » (« Aime et fais ce que tu veux »). Car « l’amour est l’accomplissement de la loi » (Romains 13.10).
L’amour, cependant, dépasse la loi. Il déjoue les statistiques. Il n’est pas un consentement formalisé. Pour celui qui aime, tout redevient possible. Pour celui qui aime, rien n’est fixé d’avance. Les Évangiles regorgent d’histoires où des femmes et des hommes promis à la souffrance sont relevés, guéris, transformés. Là où régnait un système déterministe, Christ ouvre un espace de liberté. Son amour dénoue les fils de nos « prédestinations ».
Si, d’un côté, les technologies prétendent nous connaître au point d’anticiper nos comportements, d’optimiser notre temps et de redessiner nos métiers, l’Évangile, de l’autre côté, nous donne une ressource inestimable : nous ne sommes jamais prisonniers des calculs. Nous pouvons rêver l’impossible, créer contre toute attente, subvertir les systèmes, résister aux tendances, humaniser nos choix, contrecarrer les statistiques, transgresser nos « destinées ».
Transformer le monde
Dans Amour, poésie, sagesse, Edgar Morin décrit la vie humaine comme une alliance de prose et de poésie, de sagesse et de folie : sapiens et demens. Et Paul n’est pas loin lorsqu’il écrit :
« Dieu a choisi les choses folles du monde pour confondre les sages ; Dieu a choisi les choses faibles du monde pour confondre les fortes. » Là où tout semble prose, soyons la poésie. Là où tout paraît artificiel, soyons le souffle spirituel. Là où tout se veut sagesse, osons la folie. Et là où tout semble perdu, obsolète, verrouillé, soyons les témoins de la contemplation, de l’émerveillement, des miracles, du contre-déterminisme, des relèvements improbables et des sourires inespérés.
L’être humain demeure capable d’aimer et de transformer son monde. Et cela ne tient jamais à sa force, ni à sa perfection, ni à ses certitudes.
Cela tient à cette part fragile que nous portons tous, cette part que nous essayons souvent de cacher. Paul nous rappelle que nous sommes des vases d’argile porteurs d’un trésor : autrement dit, ce n’est pas la solidité du vase qui compte, mais ce qui rayonne à travers les fissures.
Il n’y a pas d’amour possible dans un système parfaitement ordonné, propre, symétrique, sans imprévus et sans accidents. L’amour n’est jamais le fruit d’une équation. Il naît dans l’interstice, dans le décalage, dans la faille où un être humain laisse tomber un instant son masque. C’est là que Dieu passe. C’est là que nous devenons vivants.
L’amour nous surprend
C’est lorsque nous ne savons plus trop quoi faire que l’amour nous surprend. C’est lorsque nous sommes maladroits que l’autre nous rejoint. C’est lorsque nous n’avons plus d’apparences à sauver que la tendresse se fraie un chemin. Notre faiblesse, loin d’être un obstacle, devient l’espace où Dieu écrit le plus librement.
Nous croyons souvent que ce que nous offrons est trop peu : trop peu de force, trop peu de foi, trop peu de temps, trop peu d’espérance. Mais Dieu ne demande jamais de la performance. Il demande ce que nous avons – même si c’est presque rien – et il en fait un trésor pour quelqu’un d’autre. C’est dans notre inutilité apparente que tout commence. C’est là que germe la joie. C’est là que le Royaume prend racine.
Intelligence spirituelle
Parce que l’amour véritable ne sur- git pas des systèmes parfaits, mais de la vie réelle : imparfaite, parfois fatiguée, mais encore capable d’un geste de générosité, d’un sourire inattendu, d’une audace qui transforme le monde. Et si c’était justement cela, l’intelligence spirituelle, notre intelligence spirituelle ? Croire que même dans les déserts, quelque chose peut fleurir. Croire que même dans le chaos, un chant peut naître. Croire que même en nous, malgré nos peurs et nos cicatrices, Dieu peut encore allumer un feu.
Lorsque la grâce circule, lorsque l’amour habite nos quotidiens, même à travers nos fragilités, alors le miracle se produit : nous transformons le monde sans même nous en rendre compte, simplement parce que nous aimons – maladroitement peut-être, en étant certes imparfaits, pas toujours sages, parfois fous, mais libres, et de tout notre cœur.
